Interview de Jeannine M.

Jeannine M.

 

Je suis née en 1935 à Mercury (Tarentaise – Savoie), dans une famille de petits agriculteurs. Mon père avait été blessé en 14. Nous étions 4 enfants, tous à la maison jusqu'à notre mariage.

La maison était isolée, j'allais à l'école du chef-lieu à pied (avec la gamelle pour le midi, chauffée sur le fourneau de la classe), jusqu'au certificat d'études passé à Albertville (toujours à pied, avec une de mes soeurs). Le jeudi nous aidions aux champs. Ensuite je suis allée à l'école ménagère de Faverges (en car depuis Albertville). « Dur-dur » car je n'avais jamais quitté la maison et la première retour était à la Toussaint. Avec quelques autres filles de Mercury nous faisions une sortie par mois , en plus des vacances.

Cela a duré un an, puis retour à la maison pour aider les parents, car j'avais un frère militaire et un autre marié avec un boulot à l'extérieur.

 

J'ai travaillé aussi 18 mois avec l'abbé Gavin dans une maison de redressement à la surveillance. J'étais « pionne » en fait ; ça aussi, dur-dur quand on a 18 ans... Cette maison est ensuite devenue une « vraie » maison d'enfants avec plus de sorties,... une autre méthode... puis ça a fermé très vite ensuite.

Ensuite j'ai du rentrer à la maison car ma mère à du être opérée et était très fatiguée.

 

J'avais aussi une très bonne copine institutrice qui faisait des remplacements dans les villages de la vallée : à Bourg St Maurice (je n'ai pas pu y aller) puis à Navette : comme c'était plus près de Mercury, j'ai pu y aller de temps en temps le week-end. Il y a eu des fondues dans l'ancienne école, des concours de ski, et la rencontre de Raymond.

 

Nous nous sommes mariés en novembre 55, à Mercury, forcément. Nous nous sommes installés à Navette chez les beaux-parents, avant d'acheter une maison au bout du village avec un prêt à 2%... On avait des petits besoins : une chambre, une cuisine et une cheminée. En-dessous, il y avait un hangar cédé par mes beaux-parents, où Raymond garait son « Tube Citroën» : il était transporteur pour les usines de la vallée.

En 59 on a fait trois pièces au-dessus, car on avait déjà Marcel (56) et Jean-Denis (58) et c'est l'année ou ma belle-mère est décédée. Ensuite Marie-Odile est arrivée (62).

Ca faisait du boulot : mes beaux-parents avaient beaucoup de bêtes en hivernage. Pas de temps pour trouver un boulot car, déjà ça ne se faisait pas, et ensuite j'avais à m'occuper de mes enfants, mon mari, mon beau-père, mon beau-frère jusqu'à son mariage et le commis de la ferme... C'était la vie de l'époque !

Il y avait l'école à Navette jusqu'à la rentré 71, ensuite elle a fusionné avec celle des Avanchets. Après le brevet, les études des enfants se faisaient plus loin, à Albertville ou à Annecy.

 

C'est d'ailleurs à Annecy le 30 juin 73, que nous avions mangé chez une cousine avec tous les enfants. Il avait neigé une semaine plus tôt et ce jour là il faisait une très grosse chaleur. On avait promis aux enfants de s'arrêter pour se baigner au lac... les deux garçons se sont déshabillés très vite alors que Marie-Odile prenait un peu plus de temps (c'est une fille...) et là... catastrophe... l'eau était trop froide... les deux garçons...

Marie-Odile avait 11 ans. Elle a bien meublé la maison, du bruit, des copines... Mais elle a beaucoup souffert... Elle parlait à tout le monde de ses frères. En classe de 1ère, pendant un repas, elle a eu une crise de tétanie : nous avons vu le médecin le samedi, mais c'était pire le dimanche, avec en plus des cauchemars. Le vendredi suivant, elle est rentrée en « neuro » à Chambéry pour trois semaines. J'ai eu peur lorsque j'ai vu les autres gens là-bas... Elle nous écrivait (avec une écriture lâchée et pleine de spasmes) que la grand mère à côte d'elle appelait le Seigneur tout le temps et qu'elle avait peur qu'il se trompe se porte... Un jour le téléphone a sonné, elle avait réussi à avoir une permission pour la messe anniversaire de la mort de ses frères.

A l'hôpital, elle était assommée par le Valium. Ensuite à sa sortie, elle a été traitée par acuponcture et homéopathie, mais elle n'a pas repris ses études. Elle n'a refait que quelques crises... Plus tard elle a repris un magasin de fringues à Moutiers. Puis elle a conduit des cars et elle est partie s'installer à Chambéry en 92, pour les JO.

 

Bien sur que la vie vaut la peine d'être vécue, mais c'est pas toujours ce qu'on attend....

 

Raymond ? Il a toujours travaillé au transport des ouvriers de l'usine de Graphite d 'Aigueblanche et des scolaires, jusqu'à ses 60 ans.

Il a aussi un peu travaillé le bois. Surtout, il a retapé la Cudraz (NB : prononcer la Cudre). Il y avait une grosse attache : c'était « dans ses tripes ». Il a profité de la grosse tourmente de 90, lorsque les toits s'étaient envolés, pour tout refaire. Il a commencé par refaire 3 pièces à l'origine, dont la chambre dans laquelle il était né. Puis plus tard la « salle de bal ». On y a fait de bonnes fêtes. En 2000, il a refait la chapelle. En 2001 on a baptisé les jumeaux de Jean et en 2002 on a célébré le mariage d'Anne-Lise. En 2003 les 70 ans de Raymond : le tout célébré par Geoffroy.

Maintenant c'est plus compliqué ! On a plus le droit de célébrer dans les chapelles mais tout doit se faire avec les églises des paroisses et avec l'accord des paroisses.

En 99, on t'a rencontré Cédric, alors que Raymond rentrait de l'hôpital. Il faisait de la radiothérapie suite à un cancer de la prostate ; il avait beaucoup maigri. Il a eu un répit de 8 ans ; on appelle ça une rémission... Puis en septembre 2005, il a cru à une crise de rhumatisme qui était très douloureuse. Il n'a pas pu aller à la chasse avec les copains : ils avaient un projet en Croatie pour le sanglier.

Il a passé un scanner, puis une scintigraphie : il y en avait partout... Lors de la première « chimio » à domicile, l'infirmière d'Aigueblanche m'a dit, alors que je la raccompagnais à sa voiture «  Bon courage » ... Ça m'a fait mal.... Puis Raymond, au bout d'un moment, lui a demandé : «De deux choses l'une ; ou je suis en phase terminale, ou c'est pas grave... »

En décembre, il souffrait toujours... il avait beaucoup de mal à se déplacer... Il a encore « fait les cochons » : juste le coup de couteau et la pesée, puis il est rentrer dormir.

Le soir de Noël, les filles avaient fait une belle table et on a été à la messe de minuit sans lui. Lors du repas il n'est pas resté à table longtemps. Il ne supportait pas les odeurs de cuisine, ni le parfum de ses petites filles d'ailleurs.

Le 26 décembre on avait rendez-vous pour une radio des gencives avec Marie Odile. Résultat, il y avait trois racines à extraire donc il devait aller à l'hôpital : « Moi, l'hôpital, c'est ici, chez moi ! » nous a dit Raymond.

Le 28 décembre il se tire un coup de fusil...

 

Depuis 15 jours il n'avait plus de projets

Mais jamais, jamais je n'aurais supposé cela

J'étais partie soigner les bêtes

Lui était assis au bout de la table, il regardait le courrier

Il a du prendre toutes ses forces pour sortir le 4x4 de la grange

Il nous a laissé un mot – heureusement – (sur une enveloppe du crédit agricole)

Il n'en pouvait plus

On a trouvé le mot dans la matinée

Il dit que Marie-Odile et Claude (son mari) sont là

Les gendarmes ont emporté le mot

 

Ma petite-fille, Hélène, est restée là jusqu'au 18 janvier. Elle rentrait d'un an en suède suite à la rencontre d'un hockeyeur. Raymond était content pour elle. Le jour de son retour, elle était là avec les croissants pour le petit-déjeuner avec son pépé...

 

L'autre petite fille, Anne Lise, l'aînée, est mariée avec Pierre Yves depuis 2002. Ils se séparent, il faut encore encaisser ça... Elle a pas mal de problèmes avec son anorexie, mais elle aime son boulot chez Bastide. Ils habitent en descendant sur Chambéry. Ils ne sont pas heureux...

 

A la Cudraz, un couple d'amis y habite deux mois l'été. J'aurais aimé en profiter plus avec Raymond... Et moi maintenant je n'ai pas assez de temps... Y'a les truitelles dont il faut que je m'occupe et comme on ne peut y aller qu'a pied...

Raymond a donné directement la Cudraz à ses petites-filles... Elles y sont attachées et aiment y aller... Elle y retrouvent leur pépé... Marie-Odile et Claude y vont souvent aussi.

 

On a vécu des sales quarts d'heure, mais les bons souvenirs restent plus vifs....

La vie, elle n'est pas comme on se la représente. On ne sait pas avant, heureusement...

Pour ce qui est de ma vie de croyante... Quand je pense au «demandez, vous recevrez » ??? … je n'ai pas été exaucée dans mes demandes : ma prière la plus présente au Seigneur, c'est qu'il me rendre un de mes deux petits... rien qu'un seul... peu importe lequel...

Mais j'ai de l'aide pour supporter tout cela...

Raymond, il aimait beaucoup voir du monde, avoir de la visite... J'imaginais que c'était pour lui que les gens venaient, je vivais un peu dans son ombre... mais en fait ça continue de défiler !!!!

 

Les plus et les moins ne restent pas de la même façon, ça fait une balance. Est-ce que la foi y est pour quelque chose ? ... Ma foi m'aide... Je ne sais pas si je vais les retrouver., mais je sais qu'ils sont bien...

 

Si t'as pas la foi ... alors là, la vie ne vaut pas la peine d'être vécue... Pourquoi ??? Alors que certains restent sur terre un jour, un an, dix ans ! Est-il possible que certains ne croient pas du tout ?...

C'est la foi que me fait sûrement croire en la vie et dire qu'elle vaut le coup d'être vécue. La foi m'aide. L'amour que j'ai pour mes proches m'aide. Ça vaut la peine de vivre à leur côté, de partager leurs joies et leurs peines.

 

Une fille que je connais est handicapée de naissance et vit dans une unité de vie. Elle ne vit que dans l'instant présent. Peut-on dire qu'elle a un équilibre de joies et de peines ? Elle n'a pas la moitié de sa vie en joie ! Est-ce une vie vivable ?

 

Pour ce qui est de l'espérance, je l'ai en moi. J'ai confiance en cette espérance. C'est comme pour partir vers une contrée lointaine : on pense n'y trouver que du bon ! Le moins bon peut arriver, mais pourquoi ça m'arriverait à moi ?... Et si tu passes le cap d'un coup dur, tu espères toujours du meilleur...

La vie après la mort ? Ça ne peut pas être autrement, pour mes enfants : l'espérance d'une vie meilleure, toujours....

 

Des questions, on s'en pose encore plus en vieillissant !...

La plus présente : « Ai-je fait ce que je devais faire pour ceux qui m'étaient confiés ? Pour ma famille ? Ou est-ce que je suis passée à côté ? Est-ce que je saurai un jour ? »

 

 

 

 

Navette, mai 2009

interview par Cédric Salembier et prise de notes par Annie Rousseau

 

 


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